4. Évaluer les procédures d’évaluation

Paris, le 25 juin 2009

Faisons un peu de science fiction et formulons deux hypothèses, d’ailleurs très inégalement chimériques. Supposons un instant que les patients se voient contraints par la Sécurité Sociale d’évaluer leurs médecins ou leurs chirurgiens, de même que les étudiants de Sciences-Po sont tenus d’évaluer leurs enseignants. Supposons également que le corps académique de Sciences-Po ait la liberté d’évaluer l’équipe de direction et l’administration de l’établissement, de même que les citoyens de pays démocratiques évaluent ceux qui les gouvernent. Il n’est pas impossible que, grâce à la problématique du « détour » labellisée par Georges Balandier et pratiquée par l’auteur des Lettres Persanes, de précieux enseignements se dégagent sur les réalités et fictions de l’évaluation telle qu’elle est mise en œuvre en nos murs.

I. Les dérives possibles d’une recherche légitime d’information

1- Quelques constats de bon sens

Les patients des médecins et chirurgiens sont parfaitement bien placés pour apprécier la qualité de l’écoute réservée à leur souffrance, ou encore pour donner des informations sur ce qu’ils ressentent personnellement des effets des traitements qui leur ont été proposés. Ils le sont sûrement moins pour discuter utilement du type de thérapie choisie par leur médecin, ou contester les choix chirurgicaux effectués dans la salle d’opération. On peut aussi se demander si la Sécurité Sociale serait bien le destinataire le plus approprié ces « retours d’information ». Qu’en ferait-elle, sinon risquer de céder à la tentation de dresser des listes noires ? Enfin, le caractère obligatoire de l’évaluation, heurtant les principes démocratiques les plus élémentaires, à savoir le droit de s’abstenir, ne manquerait pas de susciter un tollé.

Jusqu’à l’an dernier, les étudiants de Sciences-Po étaient invités, invités seulement, à remplir des fiches d’évaluation, ce qui, dans le principe est une excellente chose. Mais que leur demande-t-on d’évaluer chez leurs enseignants ? S’il s’agit de la ponctualité, de la disponibilité et de la qualité du contact, incontestablement, ils ont là-dessus quelque chose à dire. S’il s’agit encore de donner une opinion sur la clarté des propos tenus en cours, sur l’utilité des supports pédagogiques, ou même sur le degré d’intérêt que suscite pour eux tel enseignement, l’évaluation a un sens. Certes, on aimerait croire que les auditoires interrogés font toujours la différence entre la facilité mondaine et le sérieux savant, préfèrent le séminaire intellectuellement exigeant à celui où l’on se contente de raconter de « passionnantes » anecdotes. Mais ici on entre dans une zone grise dont est consciente une partie des étudiants. Lorsque la procédure était facultative, certains ne remplissaient pas le questionnaire et disaient explicitement « ce n’est pas à moi de juger le professeur », et d’autres, pour les mêmes raisons, refusaient de répondre aux questions les plus discutables. Que penser en effet de celle-ci, posée à chaud en fin de semestre : « Comment évaluez-vous la contribution de l’enseignant(e) à votre développement intellectuel ? ». Il existe aussi des questions pour le moins déplacées, notamment s’agissant des professeurs des universités et des directeurs de recherche recrutés sur des critères nationaux de compétence scientifique et pédagogique. Par exemple : « Quels sont les points que l’enseignant(e) pourrait améliorer ? ».

2- Des évaluations pour quel usage ?

Le principe de l’évaluation est donc une excellente chose. Mais dans sa mise en œuvre, il convient de tenir compte de ses effets pervers. Selon la nature des questions posées, les évaluations peuvent constituer une réelle incitation à la démagogie et à la facilité intellectuelle, surtout auprès des enseignants qui sont dans un statut précaire c’est-à-dire, à Sciences-Po, l’immense majorité. Il est aisé en effet de « conquérir » un auditoire par des pratiques contraires à l’exigence intellectuelle, voire à la déontologie professionnelle. Par ailleurs, de graves dangers peuvent résulter d’une circulation incontrôlée des résultats des évaluations. C’était déjà le cas avec les évaluations sur papier ; avec le passage en ligne, surgit le risque de piratage par des hackers même débutants. Or, il est notoire que certaines évaluations, peu nombreuses peut-être mais bien réelles, sont inspirées par la volonté de nuire ou relèvent de la diffamation pure et simple. Ceci pose la question de savoir quels sont les destinataires légitimes du matériel d’évaluation. Enfin, l’on peut se demander quel usage peut être fait des évaluations d’étudiants par un pouvoir tenté de marginaliser ou d’écarter arbitrairement des enseignants qui déplaisent ?

La récente réforme de l’enseignement des langues à Sciences-Po soulève une autre question : celle de la mise en concurrence des modes d’évaluation. La réforme doit conduire à substituer massivement l’e-learning aux méthodes pratiquées jusqu’ici par plusieurs dizaines d’enseignants vacataires. Beaucoup d’entre eux risquent de se voir congédiés. La justification présentée se fonde sur un audit externe et un sondage TNS-Sofres. Mais puisque qu’il a été procédé, comme chaque semestre, à une évaluation interne qui, elle, résultait d’une consultation de tous les étudiants et non de certains d’entre eux, on aimerait savoir si elle débouchait sur les mêmes conclusions. Que signifie d’ailleurs cette mise en compétition de trois modes d’évaluation ? Et que penser d’un établissement d’enseignement supérieur qui fait appel à un « analyste externe » et à un institut de sondage pour définir sa politique scientifique et pédagogique ? Les enseignants anglicistes ont quelque raison de vouloir faire la clarté sur ce point et de déplorer, mais ceci renvoie à un problème plus général de gouvernance, de n’avoir pas été consultés collectivement, en tant que corps enseignant, sur cette modification radicale de la politique pédagogique.

II. Rétablir les normes de compétences et raffermir le respect des libertés

1- Respecter les compétences

Dans ce but, il conviendrait de réviser les questions actuellement posées dans les formulaires d’évaluation. Devraient être bannies celles qui attribuent prématurément aux étudiants une compétence qu’ils n’ont pas, et que les plus avisés d’entre eux reconnaissent d’ailleurs ne pas avoir. Ou, pour le dire autrement, celles qui nient la différence de statut dans le rapport au savoir entre étudiants et enseignants.

« Comment évaluez-vous la préparation et l’organisation des séances ? »

« Comment évaluez-vous la pertinence des commentaires de correction ? »

« Comment évaluez-vous la capacité à être en prise sur les enjeux actuels ? »

« Quels ont été les points forts de votre enseignant(e) ou de l’enseignement ? »

D’ailleurs toutes ces questions auraient d’autant moins lieu d’être si les enseignants étaient choisis sur la suggestion collective de leurs pairs. Ce sont eux en effet, plutôt que l’administration, qui sont les mieux à même d’apprécier la véritable compétence des entrants, ainsi que le type de cours ou de séminaires réellement adaptés à leur profil scientifique et pédagogique.

2- Protéger les libertés

Il est également nécessaire de mettre un terme aux virtualités menaçantes contenues dans la procédure actuelle d’évaluation. Le caractère obligatoire de l’évaluation est à reconsidérer. Il n’est pas acceptable d’écrire aux étudiants : « Au delà de (telle date…) un certain nombre de services (inscriptions pédagogiques, édition de relevés de notes ou de diplôme,…) seront temporairement indisponibles si vos évaluations sont incomplètes ». Une telle mesure qui sanctionne le refus de donner une opinion, est liberticide ; elle est de fort mauvais augure dans la perspective qui est pourtant la nôtre, de former pour l’avenir de libres citoyens.

La circulation du matériel d’évaluation est également à réexaminer. Dans le format papier, les évaluations pouvaient faire l’objet de nombreuses fuites qui servaient ultérieurement à nourrir des rumeurs sur les capacités pédagogiques réelles ou supposées des enseignants. Dans la formule en ligne, des garanties incontestables devraient être fournies sur la confidentialité d’accès. En juillet 2008, l’administration de Sciences-Po se flattait d’avoir recueilli 49.501 évaluations (Newsletter, n° 34, 1er juillet 2008). Cette base de données individuelles informatisées a-t-elle reçu l’autorisation de la CNIL ? Du point des vue des libertés publiques, que penser de ces formulaires visant des personnes, obligatoires pour ceux qui les remplissent et reçus sous la forme de lettres anonymes par leurs destinataires (du moins pour les « évalués », sinon pour la Direction), et dont le contenu est parfois erroné voire diffamatoire ?

3- Prendre en considération un arrêté ministériel et une décision du Conseil d’État

Si l’évaluation porte sur de simples questions de présence et de bonne organisation, il demeure légitime que le chef d’établissement puisse l’utiliser pour sanctionner les enseignants défaillants. Si, en revanche, l’évaluation continue de concerner la qualité scientifique et pédagogique de l’enseignement dispensé, alors seul l’enseignant concerné devrait en être destinataire puisque lui seul peut légitimement en tirer les conséquences qui s’imposent alors que le pouvoir administratif ne saurait en être juge. Cette question n’est pas nouvelle et l’on serait bien venu de s’inspirer d’un arrêté du ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, en date du 9 avril 1997, qui distingue clairement l’évaluation d’un enseignement dispensé par un enseignant particulier, et l’évaluation de l’organisation des études dans une formation donnée :

Article 23 : [Cette procédure] permet, d’une part, à chaque enseignant, de prendre connaissance de l’appréciation des étudiants sur les éléments pédagogiques de son enseignement. Cette partie de l’évaluation est destinée à l’intéressé. La procédure permet, d’autre part, une évaluation de l’organisation des études dans la formation concernée, suivie pour chaque formation par une commission selon des modalités définies par le conseil d’administration de l’établissement, après avis du conseil des études et de la vie universitaire.

On voit, dans cet article, que l’enseignant est le seul destinataire de « l’appréciation des étudiants sur les éléments pédagogiques de son enseignement », tandis qu’est prévue, ce qui n’existe pas à Sciences-Po, une évaluation par les étudiants de l’organisation de leurs études. Le fait que dans l’arrêté, l’enseignant soit le seul destinataire des évaluations de ses étudiants a même servi d’argument au Conseil d’État pour rejeter les requêtes en annulation de cet article :

Considérant que […] l’arrêté attaqué doit être interprété comme exigeant que seul l’enseignant intéressé ait connaissance des éléments de cette forme de l’évaluation ; qu’ainsi l’arrêté ne saurait dans cette mesure être regardé comme portant par lui-même atteinte au principe d’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur ; […] Les requêtes susvisées sont rejetées. (CE, 29 décembre 1997)

Le Conseil a ainsi jugé que, du fait que seul l’enseignant intéressé a connaissance de ses évaluations, l’arrêté ne porte pas atteinte au principe de l’indépendance des professeurs de l’enseignement supérieur. D’où il découle que dans le cas contraire, on attente à ce principe.

III. Étendre les bienfaits de l’évaluation à l’administration ?

La question est, bien entendu, largement théorique dans le contexte actuel et nous ne nous y réfèrerons que pour sa valeur heuristique. Dans la mesure où l’administration souhaiterait apprécier la manière dont l’évaluation peut dériver ou, au contraire, conserver une vraie pertinence, il est intéressant d’imaginer l’hypothèse où elle s’y trouverait soumise, à l’égal des enseignants.

À qui seraient posées les questions ? On peut répondre : aux étudiants et aux membres de la communauté académique, les premiers en tant qu’usagers de l’établissement, les seconds en tant que membres constituants d’un établissement qui doit mettre à leur disposition les moyens d’assurer leur mission.

Quelles questions pourraient être posées ? Le choix devrait dépendre des bénéfices espérés d’informations exploitables par l’administration, et non pas contribuer à mettre en œuvre un outil de déstabilisation comme cela peut être le cas, actuellement, pour les enseignants. On peut penser que l’administration gagnerait à savoir comment sont perçus par les usagers comme par les professeurs et chercheurs, les modes de consultation qu’elle met en place avant la formulation de ses projets ; comment est jugée la réalité de la participation des étudiants et des académiques aux processus de décision prévus par les instances statutaires légales ; comment sont compris le rythme des réformes et leur lisibilité ; comment est reçu le mode de relation que la Direction déploie. Il pourrait également être utile à l’administration de prendre connaissance des mouvements souterrains d’opinion susceptibles de faire dérailler ou mal accepter des réformes parfois utiles. Et, comme une bonne gouvernance implique aussi une aptitude à construire un climat psychologique positif, ces évaluations seraient un bon indicateur de la qualité du dialogue dans l’établissement.

Quels seraient les destinataires de l’évaluation ? Il va de soi qu’il serait désastreux que l’information recueillie puisse faire l’objet de fuites ou alimenter des rumeurs incontrôlables. C’est pourquoi, de même qu’en matière d’évaluation des enseignants par les étudiants, il serait de la plus haute importance que le destinataire final soit uniquement la personne concernée. Cela signifie que seul le chef d’établissement et le conseil d’administration qui lui délègue ses pouvoirs, devraient avoir connaissance de ces données d’importance stratégique puisqu’elles sont susceptibles d’aider à améliorer les conditions d’exercice du pouvoir de direction.

IV. La passion du classement

Désormais, nous dit-on, la valeur d’un établissement d’enseignement supérieur dépend de son rang dans le classement mondial des universités, établi selon des critères « objectifs » puisque quantifiés. Sciences-Po semble avoir intériorisé cette course au classement qui a des retombées directes sur les universitaires et chercheurs. En effet, un élément décisif du ranking, comme disent les nouveaux anglomanes, repose sur la somme des évaluations individuelles des académiques, également mesurées quantitativement. « L’impact citationnel », autre vocable de la novlangue, combine deux types de critères : le nombre d’articles recensés au hasard des bases de données consultées par les agences de ranking, et le nombre de fois où ces publications sont citées par d’autres auteurs. Sur cette base, on entend désormais juger la valeur académique des professeurs et chercheurs.

Pour des profanes, ce mode d’évaluation peut sembler indiscutable. Mieux encore, une administration soucieuse du rang de l’établissement, peut y chercher des raisons d’imposer ses choix en matière de recrutement des académiques, en se fondant sur ces évaluations « objectives ». Il convient cependant de tempérer l’enthousiasme des uns et des autres en attirant l’attention sur les effets pervers de ce système d’évaluation quantitative. Tout d’abord, il incitera davantage les académiques à négliger leurs tâches d’enseignement ou, du moins, à y consacrer le minimum de leur attention puisque celles-ci ne sont pas rentables en termes de notoriété dans les media ou sur la Toile. Les étudiants risquent d’être les premiers à en pâtir, mais aussi les jeunes enseignants sans statut qui se verront déléguer systématiquement les tâches administratives et pédagogiques. Ensuite, il favorisera ceux qui donnent moins dans la recherche que dans la publication productiviste : des articles nombreux déclinant les mêmes thèmes, ou empruntant sans trop hésiter à des collègues plus obscurs ; des directions d’ouvrages où les maîtres d’œuvre tirent profit du travail collectif, au prix d’un investissement personnel parfois fort réduit. Ce sera enfin le règne du spam académique. En effet, « l’impact citationnel » privilégie l’intellectuel qui fait du « bruit » par ses paradoxes ou ses provocations, lesquelles demeurent néanmoins toujours savamment calculées pour ne pas lui fermer l’accès aux meilleures revues universitaires.

Ce nouveau mode d’évaluation international dont la séduction semble progresser à Sciences-Po, menace ce qu’il y a de meilleur dans la culture académique traditionnelle : l’investissement en profondeur dans l’enseignement et la recherche, avec ce que cela suppose de silence et de temps donné à la réflexion.

Mais, dira-t-on, comment peut-on, encore aujourd’hui, être Persan ?


3. Sciences-Po, grande école professionnelle ou université ?

Paris, le 27 avril 2009

« Sciences-Po a une ambition : se hisser au rang des meilleures universités dans le monde. Pour y parvenir, il faut dépasser le clivage purement hexagonal entre grandes écoles et universités pour développer un modèle alternatif d’université sélective reposant sur trois piliers : l’excellence de la formation et de la recherche, l’égalité des chances dans le recrutement et la qualité des conditions d’étude des élèves, de recherche des personnels scientifiques et de travail des salariés » (Le mot du Directeur, in Découvrir Sciences-Po).

Une université ? Qui plus est, une université de rang mondial ? Cette forte ambition suppose, de la part d’un établissement traditionnellement centré sur une activité de grande école professionnelle, une forme de révolution culturelle. Elle mérite assurément une discussion de fond dans toutes les instances officielles de Sciences-Po : son Conseil d’administration et son Conseil de direction, mais aussi dans l’ensemble des communautés concernées.

Cet objectif est-il accessible ? À quelles conditions ? Est-on réellement engagé dans cette voie ? Est-il même possible de concilier les finalités et les méthodes d’une école professionnelle avec celles d’une université ?

Avant de suggérer des éléments de réponse à ces questions primordiales mais faiblement débattues jusqu’ici, il est nécessaire de rappeler les éléments constitutifs d’une idéale « université d’excellence », ce modèle dont se rapprochent les grandes universités américaines ou les établissements britanniques les plus prestigieux comme la LSE, Oxford et Cambridge.

Premier élément : un corps académique étoffé. Il est composé d’universitaires et de chercheurs permanents, avec l’apport extérieur d’associés et l’octroi de chances offertes aux jeunes docteurs issus des meilleurs établissements.

Second élément : des étudiants de qualité, en nombre suffisant, choisis sur le critère de leurs fortes motivations et de leurs aptitudes reconnues.

Troisième élément : des centres de recherche dynamiques, largement ouverts à l’international, privilégiant un haut niveau d’exigence scientifique.

Quatrième élément : des moyens matériels adaptés. On y inclut aussi bien les ressources en termes de bibliothèque et centres de documentation que les moyens financiers mis à la disposition des chercheurs et enseignants-chercheurs.

Cinquième élément : un mode particulier de gouvernance capable de définir des priorités scientifiques et pédagogiques cohérentes.

Si on analyse la situation actuelle au regard de ces cinq critères, on constate aussi bien l’existence d’atouts considérables, que d’incontestables faiblesses. Enfin, il faudrait pouvoir surmonter des contradictions fondamentales, à la fois entre la culture managériale d’une école professionnelle et la culture collégiale de l’université.

I. Faire fructifier les atouts de Sciences-Po : les acquis d’une tradition

1- Des étudiants de bon niveau

Parmi les atouts les plus évidents, il faut mentionner la qualité des étudiants. Elle s’est améliorée depuis une vingtaine d’années, ce qui s’explique mécaniquement par l’augmentation considérable des candidatures, hexagonales ou internationales, couplée avec la possibilité, reconnue depuis toujours à l’établissement, de ne retenir que les plus fondées. Il convient de saluer la puissante dynamique de l’ouverture à l’international qui contribue à cet heureux résultat. Néanmoins, on ne saurait se dissimuler l’inégale qualité de certains recrutements, et le risque de voir décerner le diplôme de Sciences Po dans des conditions discutables, notamment dans les formations aux droits particulièrement élevés.

Mais, bien entendu, cela nous confronte à l’exigence de ne pas décevoir des attentes intellectuelles en hausse, notamment dans les enseignements de Ier cycle. Il faut également guetter tous les signes d’un éventuel renversement de tendance qui serait dû, par exemple, à un niveau excessif des droits d’inscription, à une insuffisance du nombre des bourses, ou à une moins grande transparence des critères d’admission.

2- La qualité de la recherche menée dans les laboratoires

Les quelque 150 chercheurs de Sciences Po, répartis actuellement en 9 laboratoires, ont une activité globale de publication et de diffusion reconnue internationalement. Il serait donc particulièrement risqué de remettre en cause l’existence de la structure : laboratoire, qui a démontré son efficacité.

L’association de quelques-uns de ces « labos » au CNRS permet en outre aux chercheurs de Sciences-Po de tisser des liens précieux avec leurs collègues de l’hexagone sur des projets précis. Elle contribue ainsi non seulement à un élargissement des coopérations intellectuelles mais elle conforte également l’indépendance d’esprit de ceux qui bénéficient d’un statut protecteur, un point particulièrement important lorsque la recherche porte sur des thèmes sensibles et peut heurter les logiques de la raison d'État.

3- Le fonds exceptionnel de la bibliothèque

Le fonds d’ouvrages, de revues et de documentation sur papier ou en ligne qui existe à la bibliothèque est d’une qualité exceptionnelle. Si les étudiants américains sont souvent habitués à des conditions d’utilisation encore plus favorables que celles que nous connaissons, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un capital unique dont il faut se réjouir qu’il soit géré avec des moyens adaptés. Cette bibliothèque remplit en outre une mission de service public qui s’adresse aux étudiants de toutes les universités françaises.

4- Les moyens financiers

Sciences-Po dispose de ressources financières qui ne souffrent pas la comparaison avec celles des universités françaises de droit commun. Cette situation privilégiée impose une responsabilité spéciale dans l’usage de ces fonds, surtout quand ils proviennent de dotations publiques ou de droits imposés aux étudiants. On se demandera par exemple si c’est vraiment au moyen de rémunérations exceptionnelles que l’on attirera les meilleurs spécialistes du monde, à la fois les plus exigeants intellectuellement et les plus dévoués à leurs étudiants ?

II. Regarder en face des faiblesses considérables : une université sans universitaires ?

Il n’est pas d’université digne de ce nom sans un corps académique suffisamment étoffé, et suffisamment influent sur les décisions à caractère scientifique et pédagogique. La qualité des enseignements dispensés, la cohérence intellectuelle des filières, l’image de solidité scientifique d’un établissement en dépendent étroitement. De ce point de vue, l’ambition de constituer Sciences-Po en université de renom international souffre de graves handicaps. Le problème ne concerne pas tant le domaine de la recherche où la situation peut être considérée comme relativement satisfaisante, que les filières d’enseignements de premier, deuxième et troisième cycle.

1- Le petit nombre d’universitaires permanents

À Sciences-Po il existe seulement 52 enseignant-chercheurs permanents (professeurs et maîtres de conférences des universités) répartis en cinq disciplines, et 150 chercheurs titulaires qui, d’ailleurs, n’enseignent pas tous. Ce qui signifie que la masse des enseignements dispensés est assurée par près de 3000 « maîtres de conférences » issus des entreprises, des administrations publiques, et, aussi, d’autres établissements d’enseignement supérieur. Sans doute s’y ajoute-t-il des professeurs associés de rang universitaire, dont la collaboration est précieuse. Mais ils ne sont pas là à titre principal et, de ce fait, leur disponibilité est plus limitée.

D’une façon générale, la collaboration d’enseignants issus du monde de l’entreprise et de l’administration est précieuse pour ouvrir les universités sur le monde, et transmettre des connaissances fondées sur une expérience professionnelle. Sciences-Po n’a pas négligé cette exigence, et cela parce que, depuis l’origine, il constitue une grande école à caractère professionnel. Mais une véritable université est davantage que cela. Sa mission principale est de transmettre les savoirs fondamentaux (méthodologies et modèles) propres à chaque discipline présente en son sein ; elle est aussi de proposer à des étudiants choisis une mise à jour permanente sur les recherches de pointe et les innovations théoriques qui caractérisent l’actualité scientifique. Ces objectifs supposent un corps d’enseignants (universitaires et chercheurs) qui soient capables d’animer des séminaires approfondis en IIe et IIIe cycle (et pas seulement d’assurer des cours de Ier cycle ou des séminaires d’initiation professionnelle).

L’ambition proclamée de sortir Sciences-Po de son modèle traditionnel pour en faire une université de niveau comparable à la London School, à Columbia ou à Princeton, est-elle concrétisable dans le cadre actuel ? La réponse est douteuse. Pour garantir une formation initiale de haut niveau en premier cycle, puis une formation approfondie dans les filières spécialisées de second et troisième cycle, et cela dans cinq disciplines scientifiques (droit, économie, histoire, science politique, sociologie), pour assurer enfin les directions de thèses, il faudrait mobiliser un bien plus grand nombre d’universitaires et de chercheurs qualifiés. Il suffit de comparer le nombre des professeurs de droit dans une faculté universitaire à celui des professeurs titulaires en poste à Sciences-Po. De même une comparaison terme à terme avec les grandes universités américaines pour le nombre d’universitaires en sociologie, en économie, en histoire ou en science politique, nous classe-t-elle dans les petits établissements. Le recrutement envisagé de stars internationales, à l’aide de rémunérations avantageuses, n’est probablement pas la panacée. Si ce procédé peut paraître favorable à l’image de Sciences-Po, il devrait surtout être évalué à l’aune des bénéfices scientifiques réels qu’en retireraient les étudiants et doctorants. De ce point de vue, des doutes sont permis.

2- Le corps académique hors jeu

Ce point est encore plus préoccupant que la faiblesse numérique des effectifs. Sans doute, les instances de représentation sont-elles nombreuses ; trop assurément ! Aux instances légales se surajoutent de nombreuses instances informelles aux compétences enchevêtrées qui opacifient les processus de décision. Elles présentent toutes un point commun : celui de faire la part la plus large aux membres nommés directement par l’administration, ou indirectement désignés par le truchement des membres de droit. Par ailleurs, si les consultations individuelles ou les désignations de responsables universitaires aux compétences d’ailleurs indécises, se sont multipliées, le résultat le plus clair a été d’achever d’atomiser le corps académique en tant que collectivité (universitas). L’un des responsables actuels de Sciences-Po ne déclarait-il pas publiquement l’étonnement qui fut le sien lorsqu’il prit ses fonctions : « Mais où est la communauté académique ? » En effet, il n’y a jamais de débat collectif sur des problèmes de fond car les instances qui le permettraient n’existent pas. Ce devraient être les « départements disciplinaires » dotés d’authentiques pouvoirs de décision avec un chef de département choisi par ses pairs. En la matière, il n’existe pour l’heure que des approximations ou des faux-semblants. Or, dans les universités qui nous servent de référence internationale, c’est à ce niveau, ni trop large ni trop étroit, que s’épanouissent les débats fructueux sur les stratégies pédagogiques et scientifiques à mettre en œuvre. (Sur tous ces points, voir notre contribution n°2). Les enseignants-chercheurs (comme les chercheurs qui enseignent), pris collectivement, n’ont jamais eu à délibérer sur les nombreuses réformes des filières de premier, deuxième ou troisième cycles ni sur l’École doctorale. De même n’ont-ils toujours pas leur mot à dire sur les attributions de cours, la définition de leur contenu ou de leur périmètre, notamment dans les filières de premier cycle. Ceci explique beaucoup de déconvenues actuelles, qui se traduisent aujourd’hui par des mécontentements étudiants dus aux chevauchements de thèmes de cours et même à l’insuffisante qualité de certains enseignements.

III. Sciences-Po dans une contradiction

1- École professionnelle ou université ?

L’originalité traditionnelle de Sciences-Po tient à son projet de former des élites éclairées, pourvues d’une solide culture générale et ouvertes aux évolutions du monde. « L’honnête homme » est son modèle, en quelque sorte, - l’expression devant désormais s’entendre au féminin comme au masculin.

2- Former les cadres de la Nation, du secteur public et privé

La notoriété et le prestige de Sciences-Po dans le paysage français sont historiquement fondés sur sa qualité de pépinière des cadres supérieurs de la Nation. Les succès des élèves au concours d’entrée à l’ENA ont permis de constituer un réseau serré d’anciens élèves qui occupent de hautes fonctions dans l’administration mais aussi dans de nombreux postes de responsabilité publique et privée. Il est compréhensible qu’ils demeurent attachés à l’image d’une École qui a facilité initialement leur carrière et qu’ils se révèlent éventuellement sourcilleux à l’égard d’une remise en cause.

La Direction de Sciences-Po s’est montrée soucieuse d’élargir les missions de l’établissement pour prendre en compte l’évolution de la société : repli du rôle de l'État, régression du secteur public où les énarques trouvaient un champ d’activités à leur mesure, européanisation et mondialisation. Si la préparation aux concours administratifs demeure un terrain d’excellence de Sciences-Po, c’est vers le monde de l’entreprise que la Direction a développé beaucoup d’initiatives depuis une quinzaine d’années. D’où le fameux débat qui a agité les esprits pendant un certain temps : Sciences-Po est-il une Business School ? Un terrain sur lequel la concurrence est rude en France avec l’ESSEC, HEC, l’ESCP-EAP, l’EM-Lyon, l’EDHEC, etc.

3- Gérer une université avec les méthodes d’une école professionnelle ?

Les succès de Sciences-Po en tant qu’école professionnelle jettent paradoxalement une ombre sur l’avenir de Sciences-Po comme établissement d’enseignement supérieur et de recherche visant un rang international de premier plan. Le management actuel de l’institution s’oppose, de fait, à la formation d’une véritable université.

Une école professionnelle peut se vivre comme une entreprise, avec du personnel salarié mobilisé au service d’objectifs définis par sa direction. Une université, c’est un corps académique autonome, définissant lui-même ses objectifs scientifiques au sein desquels la part de la recherche fondamentale et de l’enseignement théorique demeure valorisée.

Une école professionnelle a besoin d’entretenir les liens les plus étroits avec le monde de l’entreprise ; elle est soumise à l’exigence de réactivité, voire de rentabilité. Sans négliger cette dimension, une université a besoin de conserver une certaine distance avec les attentes immédiates de la vie professionnelle. Sa mission est de produire et transmettre des savoirs fondamentaux, ce qui exige du temps et du silence, l’indépendance d’esprit de ses serviteurs, et même une certaine gratuité dans les investissements intellectuels (enseignement et recherche).

Une école professionnelle a quelque raison de croire au marketing et aux effets d’image. Elle sait le poids des marques dans le monde des affaires. Une université idéale ne fonde pas sa réputation sur des produits intellectuels tapageurs ; elle a peu à gagner dans les débats superficiels du paysage mondain. Ses valeurs les plus sûres, ce sont des étudiants conscients d’avoir acquis une formation fondamentale solide, des chercheurs et des enseignants-chercheurs qui ont balisé de nouveaux espaces de connaissances et qui en déchiffrent d’autres, à l’abri de l’agitation de la ville.

***

Il est sans doute possible de concilier de façon originale les deux vocations de Sciences-Po, de façon à faire émerger le neuf sans détruire l’acquis. Mais il est clair aujourd’hui que les conditions ne sont pas réunies pour l’émergence d’une authentique « université d’excellence » et qu’il serait dangereux de se laisser prendre soi-même au jeu des apparences.

2. Pour un corps académique majeur et responsable

Paris, le 4 mars 2009

Dans un document émanant de la Direction de Sciences-Po intitulé La Politique de recherche à Sciences-Po (15 octobre 2008), on peut lire ces lignes : « Sa communauté académique n’a ni la responsabilité collective ni l’influence qu’elle peut avoir dans la plupart des universités, notamment à l’étranger ». Nous sommes en accord avec cette analyse.

Précisons d’abord le sens de l’expression « Sciences-Po ». « Sciences-Po » est un logo qui désigne un établissement d’enseignement supérieur particulier, jouissant d’un statut semi-public associant l’Institut d’études politiques de Paris et la Fondation nationale des Sciences politiques. Ce dualisme, hérité d’une ordonnance de la Libération, s’accompagne maintenant d’un autre dualisme, celui d’un établissement dans lequel les enseignants et chercheurs permanents représentent moins de 10 % du corps enseignant total. Moins de 60 professeurs et maîtres de conférences des universités nommés à l’IEP de Paris, quelques professeurs associés et 170 chercheurs du CNRS ou de la FNSP, œuvrent en permanence à Sciences-Po, à côté de 2800 enseignants vacataires « professeurs à Sciences-Po » recrutés par la Direction sur des contrats annuels ou triennaux. Un troisième clivage structure l’établissement : d’un côté, on a une école nationale de cadres, qui, à ce titre, bénéficie d’un quasi-monopole en France ; mais, d’un autre côté, Sciences-Po se veut aussi une université et une institution de recherche, ce qui exige une vraie responsabilité du corps académique permanent, et suppose un autre type de gestion.

Ce sont par priorité les quelque 230 permanents qui portent la mémoire de l’institution, observent son évolution, suivent les étudiants sur le long terme, et sont les mieux à même de contribuer à la définition de la politique d’ensemble. Ce sont eux qui devraient constituer une autorité scientifique séparée, que le pouvoir exécutif détenu légitimement par la Direction devrait reconnaître.

Sciences-Po dispose d’atouts considérables. D’abord le fait de pouvoir maîtriser les flux d’étudiants à l’entrée, ce qui permet un encadrement de qualité, adapté aux moyens disponibles. Ensuite, le fait de bénéficier de ressources financières très supérieures à celles des universités, et cela non seulement en vertu d’une aide généreuse de l'État mais aussi grâce au fonds de réserve de la FNSP et à une politique dynamique de la Direction pour lever des ressources propres. Cependant, les performances d’un établissement universitaire de haut niveau ne dépendent pas seulement de ses ressources matérielles. Elles reposent sur la mobilisation pleine et entière de sa communauté académique, comme le montrent les exemples étrangers qui servent de référence. Or le malaise aujourd’hui largement répandu chez les chercheurs comme chez les universitaires, constitue un obstacle sérieux à la réalisation d’ambitions intellectuelles et scientifiques.

Pourquoi ce malaise ? Parce que le corps académique permanent est tenu en tutelle.

Comment y remédier ? En le laissant accéder à la majorité et à la responsabilité.

I. Un corps académique sous tutelle

Nous pensons que les objectifs pédagogiques et scientifiques de Sciences-Po seraient mieux définis et mieux mis en œuvre si l’ensemble des universitaires et des chercheurs permanents étaient pleinement associés à l’entreprise. Or des obstacles sérieux existent qui méritent d’être pris en considération à deux niveaux.

1- La consultation des chercheurs et des enseignants n’est assurée qu’en apparence

De la qualité de la consultation dépend le succès à long terme de toute amélioration des politiques de recherche ou des filières d’enseignement. Certes l’avalanche de réformes qui a caractérisé les dix dernières années de la vie de l’établissement s’est accompagnée de consultations. Mais celles-ci ont été marquées par deux types de défauts : soit des consultations informelles trop restrictives, soit, à l’inverse, des assemblées générales improductives parce que dépourvues de procédures de délibération.

Les entretiens informels et discrets, restreints à un petit nombre d’interlocuteurs, choisis sur des critères peu clairs, préformatent la décision des instances légales, ce qui aboutit à ce que ces dernières se transforment en simples chambres d’enregistrement. Il n’est pas sain que la grande majorité des académiques apprennent a posteriori des choix qui les concernent au premier chef ; l’effet de ces pratiques est démobilisateur. C’est le cas, actuellement, pour la réforme des Masters, réforme entreprise quatre ans après la réforme précédente, sans évaluation de l’expérience acquise, et le plus souvent sans consultation des enseignants responsables. Il en va de même de la réforme en cours tendant à créer un « Collège universitaire » de premier cycle, ou encore du projet de PRES « Université Paris Cité », ou enfin du document intitulé « Sciences-Po 0bjectifs 2013 ».

Quand, par exception, une large prise de parole a été accordée aux chercheurs et aux universitaires pour définir de nouvelles maquettes (réforme du 3e cycle en 2003-2004) ou de nouveaux axes de recherche (consultations de l’année 2008), beaucoup de confusion en a résulté, en raison de l’absence d’organisation sérieuse du débat (définition des objectifs, critères de choix des projets, procédures de délibération).

2- Les procédures de décision présentent souvent un caractère opaque ou autoritaire

Ces procédures paraissent peu transparentes et/ou fort peu concertées. Dans le cas particulier de la désignation des responsables de laboratoires ou de filières, les académiques directement concernés exercent une influence très limitée. Ils ne peuvent ni proposer librement une candidature, ni être assurés que leur avis sera pris en considération. Les chercheurs ne disposent pas non plus du pouvoir de suggérer collectivement une liste de personnalités extérieures pour siéger dans les conseils de laboratoires. L’exemple récent des modalités de désignation d’un directeur de laboratoire a illustré les inconvénients du déficit de collégialité.

Les attributions de cours relèvent d’une procédure essentiellement verticale, émanant de la seule Direction pour le premier et deuxième cycle (les cinq premières années de l’école professionnelle). Pour compléter leur service, les universitaires ne savent à qui s’adresser. Quant aux chercheurs, ils peuvent légitimement se demander sur quels critères ils vont ou non se voir invités à enseigner. Les uns et les autres ne disposent d’aucune instance collective où ils pourraient formuler leur évaluation du fonctionnement des filières dans lesquelles ils interviennent ni, a fortiori, exprimer des suggestions pour une amélioration de l’offre d’enseignement ou sa mise en cohérence, au vu de leur expérience concrète.

La mise en œuvre de la loi LRU ouvre au chef d’établissement un rôle décisif dans la composition des comités de sélection pour le recrutement des professeurs d’université. Il s’agit là d’une mesure qui soulève déjà beaucoup de problèmes dans les universités de droit commun, alors même que le président de l’établissement y est un universitaire. Même les professeurs les plus enclins à soutenir la réforme demandent des garanties contre l’arbitraire ou le clientélisme. À Sciences-Po, la première application de la loi nouvelle a donné lieu à une certaine confusion, due peut-être à la nouveauté de la procédure. Rappelons que ce sont les académiques, réunis collectivement, discipline par discipline, qui ont la meilleure connaissance du milieu scientifique. Le jugement par les pairs présente l’avantage de dépasser les critères de notoriété médiatique qui peuvent être factices.

II. Des réformes à considérer

Les règles de gouvernance à Sciences-Po ont leur particularisme bien établi et, dans le passé, elles ont démontré une efficacité certaine. Cependant, notre établissement a changé quantitativement et qualitativement depuis une dizaine d’années, ce dont on ne peut d’ailleurs que se féliciter. Surtout, l’ambition nouvelle de s’affirmer comme une « université d’excellence » au plan international appelle quelques innovations dans le mode traditionnel de gouvernement. Des réformes décisives sont parfaitement envisageables dans le cadre même du statut légal et réglementaire de Sciences-Po. Par ailleurs, un esprit nouveau peut être insufflé dans la lecture des textes nationaux qui nous régissent. Deux pistes nous paraissent ainsi susceptibles d’être empruntées.

1- La mise en place de véritables lieux de concertation académique

Il y a deux types de consultation à écarter. Le premier est la consultation sur des bases purement individuelles. Cette pratique interdit l’enrichissement du débat par la confrontation la plus large des idées (pour ne pas parler des effets funestes qu’elle entraîne sur le climat au sein du corps académique). Le second est la consultation qui s’opère au sein d’assemblées soit trop nombreuses (donc chaotiques ou muettes) soit composées sur des bases périmées (absence de représentation ou sous-représentation de certains corps). Dans ce dernier cas, on pense aux différences de statuts qui séparent professeurs des universités et directeurs de recherche, maîtres de conférences des universités et chargés de recherche (FNSP ou CNRS, s’agissant des chercheurs). Il convient donc de rechercher le périmètre institutionnel pertinent pour des concertations scientifiques qui ne soient pas des écrans de fumée. Il ne doit être ni trop étroit ni trop large, afin d’éviter les risques symétriques de stratégies purement personnelles ou du désintérêt collectif par défaut d’implication. Mais, en toute hypothèse, ce périmètre doit délimiter un collège de pairs réunissant chercheurs, enseignants-chercheurs et professeurs associés, à l’exclusion de représentants du pouvoir administratif.

C’est pourquoi, à l’instar de ce qui existe dans les universités étrangères de référence (London School of Economics, universités de la Ivy League), nous plaidons pour deux types de structures. D’une part, le maintien de laboratoires ayant une cohérence scientifique claire. Ils devraient pouvoir choisir librement leur directeur, en collaboration étroite et en relation de confiance avec le directeur scientifique de Sciences-Po. Ils devraient également définir eux-mêmes leurs propres axes de recherche sous le contrôle a posteriori d’instances extérieures d’évaluation composées exclusivement de scientifiques. D’autre part, devraient être créés d’authentiques départements disciplinaires ou thématiques avec des structures propres. Ils rassembleraient régulièrement tous les académiques concernés (chercheurs, professeurs associés et enseignants-chercheurs titulaires) pour élaborer des programmes scientifiques, évaluer et réformer les filières d’enseignement, définir des politiques de recrutement mixant le recours à des personnels titulaires et à des personnalités extérieures, françaises ou étrangères, pour des collaborations temporaires ou durables. Ces départements éliraient chacun leur responsable. La réunion régulière de ces responsables de départements permettrait au directeur scientifique de Sciences-Po d’être assisté par un collège permanent de personnalités réellement représentatives du corps académique (directeurs de laboratoires et directeurs de départements). Le directeur scientifique lui-même ne devrait être nommé par le directeur de Sciences-Po qu’après avis conforme de ce collège représentatif ; on pourrait même envisager son élection par l’ensemble du corps académique. L’essentiel est qu’il dispose de toute la légitimité souhaitable dans ses relations avec la Direction.

2- Un nouvel état d’esprit dans la lecture des textes nationaux et dans l’attention qui leur est portée

Le modèle de gouvernance qui prévaut à Sciences-Po est parfois présenté comme un modèle de référence à promouvoir dans l’ensemble des universités (réformes gouvernementales en cours). Il repose sur un pouvoir de décision centralisé au profit du chef d’établissement, mais avec l’obligation de diverses consultations. Or les mêmes textes peuvent produire des résultats complètement différents selon la qualité des consultations opérées et l’état d’esprit autoritaire ou démocratique qui prévaut dans l’établissement. Ces consultations sont-elles authentiques, c’est-à-dire sans introduction de biais tendant à écarter les opinions inopportunes ? Sont-elles ouvertes c’est-à-dire non conditionnées par des choix déjà opérés en amont ? Sont-elles prises en considération et suivies d’effets ?

S’il est tout à fait admissible que le chef d’établissement arrête formellement des décisions en des domaines qui relèvent de la compétence scientifique des académiques, il n’en est pas moins sage qu’il suive en pratique les recommandations formulées par eux dans ces domaines, sauf circonstances exceptionnelles. Ainsi, la composition des comités de sélection prévus par la loi pour remplacer les commissions de spécialistes dans le choix des enseignants-chercheurs, devrait-elle résulter d’une consultation de tous les scientifiques permanents, concernés à raison de leur discipline et de leur rang statutaire, à l’instar de ce qui existe encore actuellement s’agissant des membres élus des commissions du CNRS. De toute manière, les procédures de recrutement des enseignants-chercheurs, des chercheurs FNSP et des chercheurs CNRS affectés à Sciences-Po, ne devraient pas faire appel à des représentants de l’administration. Ces commissions et comités de sélection auront le devoir de suivre des procédures rigoureuses d’examen des dossiers de candidatures, de façon à respecter l’égalité des chances et assurer la meilleure qualité scientifique du recrutement.

En outre, en cas de doute sur l’interprétation des textes, les chercheurs et enseignants-chercheurs devraient pouvoir s’appuyer sur un service chargé notamment de la liaison avec le ministère de l’Enseignement supérieur. La suppression, il y a trois ans, du poste de liaison qui existait à Sciences-Po, a des effets dommageables sur l’information des universitaires et des chercheurs, et sur la qualité des procédures suivies. Or, compte tenu du statut particulier de Sciences-Po, la récente loi (LRU) ouvre de nouvelles zones d’incertitude dans la mise en œuvre des dispositions légales.

Nous réitérons, en conclusion, notre conviction qu’une claire distinction est nécessaire entre une politique d’objectifs scientifiques et une politique de moyens administratifs. Elle suppose l’affirmation de l’autorité propre d’un Directeur scientifique représentatif et reconnu par ses pairs, aux côtés du Directeur de l’Institut d’études politiques, administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques.

1. Malaise dans l'institution

Paris, le 14 janvier 2009

Membres du corps académique titulaire de Sciences-Po (universitaires et chercheurs), nous souhaitons exprimer publiquement un malaise, que nous savons largement partagé, devant l’évolution d’un établissement auquel nous sommes particulièrement attachés. Sans doute, pour formuler ces doutes, ces mises en garde ou ces suggestions, existe-t-il des lieux d’expression institutionnels, auxquels se sont adjoints récemment des lieux d’expression informels. Mais ceux-ci ne remplissent qu’imparfaitement ce rôle en raison de leur nombre et de l’enchevêtrement de leurs compétences, - la création d’un « Sénat académique » informel n’ayant fait qu’ajouter à la confusion.

Premier sujet de préoccupation : la réforme permanente des filières. Depuis une dizaine d’années, se sont succédé des formats pédagogiques nombreux et parfois contradictoires. Sans aucun doute, beaucoup d’innovations se sont-elles révélées heureuses mais la succession rapide des remises en cause a créé une instabilité qui se prête mal à l’évaluation raisonnée des résultats de chaque réforme. Elle tend aussi à brouiller la lisibilité de l’ensemble du système pédagogique, même aux yeux de ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre.

Deuxième sujet de préoccupation : le flou, la complexité et l’instabilité des procédures de consultation et de décision qui concernent les académiques au premier chef. Un récent rapport interne, diffusé le 17 novembre 2008, formule des propositions concernant les procédures de recrutement des universitaires et des chercheurs. Il se fonde sur des consultations bien venues mais écarte les avis de nombreux collègues ayant l’expérience de modalités nationales ou internationales de recrutement. Dans le document intitulé « La Politique de recherche à Sciences-Po », est préconisée la création d’un Comité académique qui viendrait « valider la composition des différents comités de sélection (en relation avec la commission de l’article 7 et les centres de recherche) ». Une complexité digne d’être relevée. Il est pourtant important que, lorsque les instances légales ont à se prononcer (Commission dite de l’article 7 créée par le décret du 10 mai 1985 et Conseil scientifique institué par le même texte, ainsi que les Conseils de laboratoires et de gestion), leurs avis ne puissent être remis en cause et encore moins préformatés par le biais de discussions dans des instances informelles dépourvues de base juridique. La mise en place du Sénat académique ainsi que les émanations institutionnelles qui pourraient en résulter (Comité académique précité), font naître, à cet égard, une légitime inquiétude. Les commentaires désabusés que suscitent ces nouvelles instances ne peuvent qu’entacher l’image du « management scientifique » de Sciences-Po.

Troisième sujet de préoccupation : la déresponsabilisation des universitaires et des chercheurs dans la politique d’affirmation internationale de Sciences-Po sur le plan pédagogique et scientifique. Un établissement d’enseignement supérieur ne peut progresser au meilleur niveau ni se hisser dans « le peloton de tête du classement mondial des universités », si l’ensemble du corps académique permanent n’est pas le véritable concepteur de ce projet. Des débats véritables ne peuvent se concevoir qu’au sein de départements disciplinaires, capables ensuite de dialoguer entre eux, et non au sein d’une assemblée pléthorique comme le « Sénat académique ». La mise en place de ces départements, comme il en existe partout dans les universités internationales les plus renommées, est une urgence. Parce que ce cadre institutionnel est de taille raisonnable et repose sur une cohérence intellectuelle minimale, c’est là que devrait se formuler en priorité les premiers éléments de la stratégie scientifique de Sciences-Po. En revanche, chercheurs et enseignants-chercheurs risquent de se démobiliser si leurs compétences et leur savoir-faire ne sont pas suffisamment pris en considération. Risque qu’aggravent la stimulation artificielle de divisions entre universitaires et chercheurs, les formes de dédain marquées à l’égard de procédures de recrutement propres aux universitaires qui se voient jeter à la face comme un opprobre leur qualité de « fonctionnaire d’État ». Un corps académique démobilisé, c’est l’échec assuré d’une politique scientifique et pédagogique intellectuellement ambitieuse.

Quatrième sujet de préoccupation : le risque de marginalisation des chercheurs et des universitaires dans les modalités de nomination des directeurs de laboratoires et de l’École doctorale, ainsi que dans les modes de recrutement de leurs collègues, alors qu’ensemble, ils ont la charge effective de porter le projet scientifique de cette maison. Il est illusoire de penser que les meilleurs choix seront faits en affaiblissant le poids des académiques dans les procédures de désignation et de recrutement. Ce sont eux, au contraire, qui, connaissant intimement le milieu intellectuel de leur discipline, au plan national comme au plan international, sont les mieux à même de peser les avantages et inconvénients respectifs du recours à des académiques ou à des personnalités extérieures, sur des emplois permanents ou contractuels, en fonction des enjeux scientifiques du moment et des stratégies collectives adoptées par eux ou leurs représentants élus. Si le projet de créer un Comité académique composé pour un tiers seulement d’élus, face à un tiers de membres nommés et un troisième tiers de membres extérieurs (assimilables en fait à des nommés), devait se concrétiser, il constituerait une illustration assez inquiétante de cette marginalisation des académiques permanents de Sciences-Po, sans parler des risques d’atteinte à leur liberté intellectuelle d’enseignant ou de chercheur.

Pour une claire distinction des fonctions : à l’horizon d’une vraie réforme, les soussignés plaident en conclusion pour une claire distinction entre une politique d’objectifs scientifiques et une politique de moyens administratifs et financiers. Un directeur scientifique de Sciences-Po, élu directement par ses pairs, sans aucune contrainte extérieure, devrait être le véritable chef d’orchestre de la politique scientifique de Sciences-Po. Il serait assisté dans cette tâche par le Conseil scientifique qui, dans une composition améliorée, exercerait alors un véritable pouvoir de décision. Il travaillerait en harmonie avec la direction administrative de Sciences-Po qui, seule, a la compétence nécessaire pour évaluer et mobiliser les moyens exigés par la mise en œuvre de cette politique scientifique.