1. Malaise dans l'institution

Paris, le 14 janvier 2009

Membres du corps académique titulaire de Sciences-Po (universitaires et chercheurs), nous souhaitons exprimer publiquement un malaise, que nous savons largement partagé, devant l’évolution d’un établissement auquel nous sommes particulièrement attachés. Sans doute, pour formuler ces doutes, ces mises en garde ou ces suggestions, existe-t-il des lieux d’expression institutionnels, auxquels se sont adjoints récemment des lieux d’expression informels. Mais ceux-ci ne remplissent qu’imparfaitement ce rôle en raison de leur nombre et de l’enchevêtrement de leurs compétences, - la création d’un « Sénat académique » informel n’ayant fait qu’ajouter à la confusion.

Premier sujet de préoccupation : la réforme permanente des filières. Depuis une dizaine d’années, se sont succédé des formats pédagogiques nombreux et parfois contradictoires. Sans aucun doute, beaucoup d’innovations se sont-elles révélées heureuses mais la succession rapide des remises en cause a créé une instabilité qui se prête mal à l’évaluation raisonnée des résultats de chaque réforme. Elle tend aussi à brouiller la lisibilité de l’ensemble du système pédagogique, même aux yeux de ceux qui sont chargés de le mettre en œuvre.

Deuxième sujet de préoccupation : le flou, la complexité et l’instabilité des procédures de consultation et de décision qui concernent les académiques au premier chef. Un récent rapport interne, diffusé le 17 novembre 2008, formule des propositions concernant les procédures de recrutement des universitaires et des chercheurs. Il se fonde sur des consultations bien venues mais écarte les avis de nombreux collègues ayant l’expérience de modalités nationales ou internationales de recrutement. Dans le document intitulé « La Politique de recherche à Sciences-Po », est préconisée la création d’un Comité académique qui viendrait « valider la composition des différents comités de sélection (en relation avec la commission de l’article 7 et les centres de recherche) ». Une complexité digne d’être relevée. Il est pourtant important que, lorsque les instances légales ont à se prononcer (Commission dite de l’article 7 créée par le décret du 10 mai 1985 et Conseil scientifique institué par le même texte, ainsi que les Conseils de laboratoires et de gestion), leurs avis ne puissent être remis en cause et encore moins préformatés par le biais de discussions dans des instances informelles dépourvues de base juridique. La mise en place du Sénat académique ainsi que les émanations institutionnelles qui pourraient en résulter (Comité académique précité), font naître, à cet égard, une légitime inquiétude. Les commentaires désabusés que suscitent ces nouvelles instances ne peuvent qu’entacher l’image du « management scientifique » de Sciences-Po.

Troisième sujet de préoccupation : la déresponsabilisation des universitaires et des chercheurs dans la politique d’affirmation internationale de Sciences-Po sur le plan pédagogique et scientifique. Un établissement d’enseignement supérieur ne peut progresser au meilleur niveau ni se hisser dans « le peloton de tête du classement mondial des universités », si l’ensemble du corps académique permanent n’est pas le véritable concepteur de ce projet. Des débats véritables ne peuvent se concevoir qu’au sein de départements disciplinaires, capables ensuite de dialoguer entre eux, et non au sein d’une assemblée pléthorique comme le « Sénat académique ». La mise en place de ces départements, comme il en existe partout dans les universités internationales les plus renommées, est une urgence. Parce que ce cadre institutionnel est de taille raisonnable et repose sur une cohérence intellectuelle minimale, c’est là que devrait se formuler en priorité les premiers éléments de la stratégie scientifique de Sciences-Po. En revanche, chercheurs et enseignants-chercheurs risquent de se démobiliser si leurs compétences et leur savoir-faire ne sont pas suffisamment pris en considération. Risque qu’aggravent la stimulation artificielle de divisions entre universitaires et chercheurs, les formes de dédain marquées à l’égard de procédures de recrutement propres aux universitaires qui se voient jeter à la face comme un opprobre leur qualité de « fonctionnaire d’État ». Un corps académique démobilisé, c’est l’échec assuré d’une politique scientifique et pédagogique intellectuellement ambitieuse.

Quatrième sujet de préoccupation : le risque de marginalisation des chercheurs et des universitaires dans les modalités de nomination des directeurs de laboratoires et de l’École doctorale, ainsi que dans les modes de recrutement de leurs collègues, alors qu’ensemble, ils ont la charge effective de porter le projet scientifique de cette maison. Il est illusoire de penser que les meilleurs choix seront faits en affaiblissant le poids des académiques dans les procédures de désignation et de recrutement. Ce sont eux, au contraire, qui, connaissant intimement le milieu intellectuel de leur discipline, au plan national comme au plan international, sont les mieux à même de peser les avantages et inconvénients respectifs du recours à des académiques ou à des personnalités extérieures, sur des emplois permanents ou contractuels, en fonction des enjeux scientifiques du moment et des stratégies collectives adoptées par eux ou leurs représentants élus. Si le projet de créer un Comité académique composé pour un tiers seulement d’élus, face à un tiers de membres nommés et un troisième tiers de membres extérieurs (assimilables en fait à des nommés), devait se concrétiser, il constituerait une illustration assez inquiétante de cette marginalisation des académiques permanents de Sciences-Po, sans parler des risques d’atteinte à leur liberté intellectuelle d’enseignant ou de chercheur.

Pour une claire distinction des fonctions : à l’horizon d’une vraie réforme, les soussignés plaident en conclusion pour une claire distinction entre une politique d’objectifs scientifiques et une politique de moyens administratifs et financiers. Un directeur scientifique de Sciences-Po, élu directement par ses pairs, sans aucune contrainte extérieure, devrait être le véritable chef d’orchestre de la politique scientifique de Sciences-Po. Il serait assisté dans cette tâche par le Conseil scientifique qui, dans une composition améliorée, exercerait alors un véritable pouvoir de décision. Il travaillerait en harmonie avec la direction administrative de Sciences-Po qui, seule, a la compétence nécessaire pour évaluer et mobiliser les moyens exigés par la mise en œuvre de cette politique scientifique.