Paris, le 4 mars 2009
Dans un document émanant de la Direction de Sciences-Po intitulé La Politique de recherche à Sciences-Po (15 octobre 2008), on peut lire ces lignes : « Sa communauté académique n’a ni la responsabilité collective ni l’influence qu’elle peut avoir dans la plupart des universités, notamment à l’étranger ». Nous sommes en accord avec cette analyse.
Précisons d’abord le sens de l’expression « Sciences-Po ». « Sciences-Po » est un logo qui désigne un établissement d’enseignement supérieur particulier, jouissant d’un statut semi-public associant l’Institut d’études politiques de Paris et la Fondation nationale des Sciences politiques. Ce dualisme, hérité d’une ordonnance de la Libération, s’accompagne maintenant d’un autre dualisme, celui d’un établissement dans lequel les enseignants et chercheurs permanents représentent moins de 10 % du corps enseignant total. Moins de 60 professeurs et maîtres de conférences des universités nommés à l’IEP de Paris, quelques professeurs associés et 170 chercheurs du CNRS ou de la FNSP, œuvrent en permanence à Sciences-Po, à côté de 2800 enseignants vacataires « professeurs à Sciences-Po » recrutés par la Direction sur des contrats annuels ou triennaux. Un troisième clivage structure l’établissement : d’un côté, on a une école nationale de cadres, qui, à ce titre, bénéficie d’un quasi-monopole en France ; mais, d’un autre côté, Sciences-Po se veut aussi une université et une institution de recherche, ce qui exige une vraie responsabilité du corps académique permanent, et suppose un autre type de gestion.
Ce sont par priorité les quelque 230 permanents qui portent la mémoire de l’institution, observent son évolution, suivent les étudiants sur le long terme, et sont les mieux à même de contribuer à la définition de la politique d’ensemble. Ce sont eux qui devraient constituer une autorité scientifique séparée, que le pouvoir exécutif détenu légitimement par la Direction devrait reconnaître.
Sciences-Po dispose d’atouts considérables. D’abord le fait de pouvoir maîtriser les flux d’étudiants à l’entrée, ce qui permet un encadrement de qualité, adapté aux moyens disponibles. Ensuite, le fait de bénéficier de ressources financières très supérieures à celles des universités, et cela non seulement en vertu d’une aide généreuse de l'État mais aussi grâce au fonds de réserve de la FNSP et à une politique dynamique de la Direction pour lever des ressources propres. Cependant, les performances d’un établissement universitaire de haut niveau ne dépendent pas seulement de ses ressources matérielles. Elles reposent sur la mobilisation pleine et entière de sa communauté académique, comme le montrent les exemples étrangers qui servent de référence. Or le malaise aujourd’hui largement répandu chez les chercheurs comme chez les universitaires, constitue un obstacle sérieux à la réalisation d’ambitions intellectuelles et scientifiques.
Pourquoi ce malaise ? Parce que le corps académique permanent est tenu en tutelle.
Comment y remédier ? En le laissant accéder à la majorité et à la responsabilité.
I. Un corps académique sous tutelle
Nous pensons que les objectifs pédagogiques et scientifiques de Sciences-Po seraient mieux définis et mieux mis en œuvre si l’ensemble des universitaires et des chercheurs permanents étaient pleinement associés à l’entreprise. Or des obstacles sérieux existent qui méritent d’être pris en considération à deux niveaux.
1- La consultation des chercheurs et des enseignants n’est assurée qu’en apparence
De la qualité de la consultation dépend le succès à long terme de toute amélioration des politiques de recherche ou des filières d’enseignement. Certes l’avalanche de réformes qui a caractérisé les dix dernières années de la vie de l’établissement s’est accompagnée de consultations. Mais celles-ci ont été marquées par deux types de défauts : soit des consultations informelles trop restrictives, soit, à l’inverse, des assemblées générales improductives parce que dépourvues de procédures de délibération.
Les entretiens informels et discrets, restreints à un petit nombre d’interlocuteurs, choisis sur des critères peu clairs, préformatent la décision des instances légales, ce qui aboutit à ce que ces dernières se transforment en simples chambres d’enregistrement. Il n’est pas sain que la grande majorité des académiques apprennent a posteriori des choix qui les concernent au premier chef ; l’effet de ces pratiques est démobilisateur. C’est le cas, actuellement, pour la réforme des Masters, réforme entreprise quatre ans après la réforme précédente, sans évaluation de l’expérience acquise, et le plus souvent sans consultation des enseignants responsables. Il en va de même de la réforme en cours tendant à créer un « Collège universitaire » de premier cycle, ou encore du projet de PRES « Université Paris Cité », ou enfin du document intitulé « Sciences-Po 0bjectifs 2013 ».
Quand, par exception, une large prise de parole a été accordée aux chercheurs et aux universitaires pour définir de nouvelles maquettes (réforme du 3e cycle en 2003-2004) ou de nouveaux axes de recherche (consultations de l’année 2008), beaucoup de confusion en a résulté, en raison de l’absence d’organisation sérieuse du débat (définition des objectifs, critères de choix des projets, procédures de délibération).
2- Les procédures de décision présentent souvent un caractère opaque ou autoritaire
Ces procédures paraissent peu transparentes et/ou fort peu concertées. Dans le cas particulier de la désignation des responsables de laboratoires ou de filières, les académiques directement concernés exercent une influence très limitée. Ils ne peuvent ni proposer librement une candidature, ni être assurés que leur avis sera pris en considération. Les chercheurs ne disposent pas non plus du pouvoir de suggérer collectivement une liste de personnalités extérieures pour siéger dans les conseils de laboratoires. L’exemple récent des modalités de désignation d’un directeur de laboratoire a illustré les inconvénients du déficit de collégialité.
Les attributions de cours relèvent d’une procédure essentiellement verticale, émanant de la seule Direction pour le premier et deuxième cycle (les cinq premières années de l’école professionnelle). Pour compléter leur service, les universitaires ne savent à qui s’adresser. Quant aux chercheurs, ils peuvent légitimement se demander sur quels critères ils vont ou non se voir invités à enseigner. Les uns et les autres ne disposent d’aucune instance collective où ils pourraient formuler leur évaluation du fonctionnement des filières dans lesquelles ils interviennent ni, a fortiori, exprimer des suggestions pour une amélioration de l’offre d’enseignement ou sa mise en cohérence, au vu de leur expérience concrète.
La mise en œuvre de la loi LRU ouvre au chef d’établissement un rôle décisif dans la composition des comités de sélection pour le recrutement des professeurs d’université. Il s’agit là d’une mesure qui soulève déjà beaucoup de problèmes dans les universités de droit commun, alors même que le président de l’établissement y est un universitaire. Même les professeurs les plus enclins à soutenir la réforme demandent des garanties contre l’arbitraire ou le clientélisme. À Sciences-Po, la première application de la loi nouvelle a donné lieu à une certaine confusion, due peut-être à la nouveauté de la procédure. Rappelons que ce sont les académiques, réunis collectivement, discipline par discipline, qui ont la meilleure connaissance du milieu scientifique. Le jugement par les pairs présente l’avantage de dépasser les critères de notoriété médiatique qui peuvent être factices.
II. Des réformes à considérer
Les règles de gouvernance à Sciences-Po ont leur particularisme bien établi et, dans le passé, elles ont démontré une efficacité certaine. Cependant, notre établissement a changé quantitativement et qualitativement depuis une dizaine d’années, ce dont on ne peut d’ailleurs que se féliciter. Surtout, l’ambition nouvelle de s’affirmer comme une « université d’excellence » au plan international appelle quelques innovations dans le mode traditionnel de gouvernement. Des réformes décisives sont parfaitement envisageables dans le cadre même du statut légal et réglementaire de Sciences-Po. Par ailleurs, un esprit nouveau peut être insufflé dans la lecture des textes nationaux qui nous régissent. Deux pistes nous paraissent ainsi susceptibles d’être empruntées.
1- La mise en place de véritables lieux de concertation académique
Il y a deux types de consultation à écarter. Le premier est la consultation sur des bases purement individuelles. Cette pratique interdit l’enrichissement du débat par la confrontation la plus large des idées (pour ne pas parler des effets funestes qu’elle entraîne sur le climat au sein du corps académique). Le second est la consultation qui s’opère au sein d’assemblées soit trop nombreuses (donc chaotiques ou muettes) soit composées sur des bases périmées (absence de représentation ou sous-représentation de certains corps). Dans ce dernier cas, on pense aux différences de statuts qui séparent professeurs des universités et directeurs de recherche, maîtres de conférences des universités et chargés de recherche (FNSP ou CNRS, s’agissant des chercheurs). Il convient donc de rechercher le périmètre institutionnel pertinent pour des concertations scientifiques qui ne soient pas des écrans de fumée. Il ne doit être ni trop étroit ni trop large, afin d’éviter les risques symétriques de stratégies purement personnelles ou du désintérêt collectif par défaut d’implication. Mais, en toute hypothèse, ce périmètre doit délimiter un collège de pairs réunissant chercheurs, enseignants-chercheurs et professeurs associés, à l’exclusion de représentants du pouvoir administratif.
C’est pourquoi, à l’instar de ce qui existe dans les universités étrangères de référence (London School of Economics, universités de la Ivy League), nous plaidons pour deux types de structures. D’une part, le maintien de laboratoires ayant une cohérence scientifique claire. Ils devraient pouvoir choisir librement leur directeur, en collaboration étroite et en relation de confiance avec le directeur scientifique de Sciences-Po. Ils devraient également définir eux-mêmes leurs propres axes de recherche sous le contrôle a posteriori d’instances extérieures d’évaluation composées exclusivement de scientifiques. D’autre part, devraient être créés d’authentiques départements disciplinaires ou thématiques avec des structures propres. Ils rassembleraient régulièrement tous les académiques concernés (chercheurs, professeurs associés et enseignants-chercheurs titulaires) pour élaborer des programmes scientifiques, évaluer et réformer les filières d’enseignement, définir des politiques de recrutement mixant le recours à des personnels titulaires et à des personnalités extérieures, françaises ou étrangères, pour des collaborations temporaires ou durables. Ces départements éliraient chacun leur responsable. La réunion régulière de ces responsables de départements permettrait au directeur scientifique de Sciences-Po d’être assisté par un collège permanent de personnalités réellement représentatives du corps académique (directeurs de laboratoires et directeurs de départements). Le directeur scientifique lui-même ne devrait être nommé par le directeur de Sciences-Po qu’après avis conforme de ce collège représentatif ; on pourrait même envisager son élection par l’ensemble du corps académique. L’essentiel est qu’il dispose de toute la légitimité souhaitable dans ses relations avec la Direction.
2- Un nouvel état d’esprit dans la lecture des textes nationaux et dans l’attention qui leur est portée
Le modèle de gouvernance qui prévaut à Sciences-Po est parfois présenté comme un modèle de référence à promouvoir dans l’ensemble des universités (réformes gouvernementales en cours). Il repose sur un pouvoir de décision centralisé au profit du chef d’établissement, mais avec l’obligation de diverses consultations. Or les mêmes textes peuvent produire des résultats complètement différents selon la qualité des consultations opérées et l’état d’esprit autoritaire ou démocratique qui prévaut dans l’établissement. Ces consultations sont-elles authentiques, c’est-à-dire sans introduction de biais tendant à écarter les opinions inopportunes ? Sont-elles ouvertes c’est-à-dire non conditionnées par des choix déjà opérés en amont ? Sont-elles prises en considération et suivies d’effets ?
S’il est tout à fait admissible que le chef d’établissement arrête formellement des décisions en des domaines qui relèvent de la compétence scientifique des académiques, il n’en est pas moins sage qu’il suive en pratique les recommandations formulées par eux dans ces domaines, sauf circonstances exceptionnelles. Ainsi, la composition des comités de sélection prévus par la loi pour remplacer les commissions de spécialistes dans le choix des enseignants-chercheurs, devrait-elle résulter d’une consultation de tous les scientifiques permanents, concernés à raison de leur discipline et de leur rang statutaire, à l’instar de ce qui existe encore actuellement s’agissant des membres élus des commissions du CNRS. De toute manière, les procédures de recrutement des enseignants-chercheurs, des chercheurs FNSP et des chercheurs CNRS affectés à Sciences-Po, ne devraient pas faire appel à des représentants de l’administration. Ces commissions et comités de sélection auront le devoir de suivre des procédures rigoureuses d’examen des dossiers de candidatures, de façon à respecter l’égalité des chances et assurer la meilleure qualité scientifique du recrutement.
En outre, en cas de doute sur l’interprétation des textes, les chercheurs et enseignants-chercheurs devraient pouvoir s’appuyer sur un service chargé notamment de la liaison avec le ministère de l’Enseignement supérieur. La suppression, il y a trois ans, du poste de liaison qui existait à Sciences-Po, a des effets dommageables sur l’information des universitaires et des chercheurs, et sur la qualité des procédures suivies. Or, compte tenu du statut particulier de Sciences-Po, la récente loi (LRU) ouvre de nouvelles zones d’incertitude dans la mise en œuvre des dispositions légales.
Nous réitérons, en conclusion, notre conviction qu’une claire distinction est nécessaire entre une politique d’objectifs scientifiques et une politique de moyens administratifs. Elle suppose l’affirmation de l’autorité propre d’un Directeur scientifique représentatif et reconnu par ses pairs, aux côtés du Directeur de l’Institut d’études politiques, administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques.