3. Sciences-Po, grande école professionnelle ou université ?

Paris, le 27 avril 2009

« Sciences-Po a une ambition : se hisser au rang des meilleures universités dans le monde. Pour y parvenir, il faut dépasser le clivage purement hexagonal entre grandes écoles et universités pour développer un modèle alternatif d’université sélective reposant sur trois piliers : l’excellence de la formation et de la recherche, l’égalité des chances dans le recrutement et la qualité des conditions d’étude des élèves, de recherche des personnels scientifiques et de travail des salariés » (Le mot du Directeur, in Découvrir Sciences-Po).

Une université ? Qui plus est, une université de rang mondial ? Cette forte ambition suppose, de la part d’un établissement traditionnellement centré sur une activité de grande école professionnelle, une forme de révolution culturelle. Elle mérite assurément une discussion de fond dans toutes les instances officielles de Sciences-Po : son Conseil d’administration et son Conseil de direction, mais aussi dans l’ensemble des communautés concernées.

Cet objectif est-il accessible ? À quelles conditions ? Est-on réellement engagé dans cette voie ? Est-il même possible de concilier les finalités et les méthodes d’une école professionnelle avec celles d’une université ?

Avant de suggérer des éléments de réponse à ces questions primordiales mais faiblement débattues jusqu’ici, il est nécessaire de rappeler les éléments constitutifs d’une idéale « université d’excellence », ce modèle dont se rapprochent les grandes universités américaines ou les établissements britanniques les plus prestigieux comme la LSE, Oxford et Cambridge.

Premier élément : un corps académique étoffé. Il est composé d’universitaires et de chercheurs permanents, avec l’apport extérieur d’associés et l’octroi de chances offertes aux jeunes docteurs issus des meilleurs établissements.

Second élément : des étudiants de qualité, en nombre suffisant, choisis sur le critère de leurs fortes motivations et de leurs aptitudes reconnues.

Troisième élément : des centres de recherche dynamiques, largement ouverts à l’international, privilégiant un haut niveau d’exigence scientifique.

Quatrième élément : des moyens matériels adaptés. On y inclut aussi bien les ressources en termes de bibliothèque et centres de documentation que les moyens financiers mis à la disposition des chercheurs et enseignants-chercheurs.

Cinquième élément : un mode particulier de gouvernance capable de définir des priorités scientifiques et pédagogiques cohérentes.

Si on analyse la situation actuelle au regard de ces cinq critères, on constate aussi bien l’existence d’atouts considérables, que d’incontestables faiblesses. Enfin, il faudrait pouvoir surmonter des contradictions fondamentales, à la fois entre la culture managériale d’une école professionnelle et la culture collégiale de l’université.

I. Faire fructifier les atouts de Sciences-Po : les acquis d’une tradition

1- Des étudiants de bon niveau

Parmi les atouts les plus évidents, il faut mentionner la qualité des étudiants. Elle s’est améliorée depuis une vingtaine d’années, ce qui s’explique mécaniquement par l’augmentation considérable des candidatures, hexagonales ou internationales, couplée avec la possibilité, reconnue depuis toujours à l’établissement, de ne retenir que les plus fondées. Il convient de saluer la puissante dynamique de l’ouverture à l’international qui contribue à cet heureux résultat. Néanmoins, on ne saurait se dissimuler l’inégale qualité de certains recrutements, et le risque de voir décerner le diplôme de Sciences Po dans des conditions discutables, notamment dans les formations aux droits particulièrement élevés.

Mais, bien entendu, cela nous confronte à l’exigence de ne pas décevoir des attentes intellectuelles en hausse, notamment dans les enseignements de Ier cycle. Il faut également guetter tous les signes d’un éventuel renversement de tendance qui serait dû, par exemple, à un niveau excessif des droits d’inscription, à une insuffisance du nombre des bourses, ou à une moins grande transparence des critères d’admission.

2- La qualité de la recherche menée dans les laboratoires

Les quelque 150 chercheurs de Sciences Po, répartis actuellement en 9 laboratoires, ont une activité globale de publication et de diffusion reconnue internationalement. Il serait donc particulièrement risqué de remettre en cause l’existence de la structure : laboratoire, qui a démontré son efficacité.

L’association de quelques-uns de ces « labos » au CNRS permet en outre aux chercheurs de Sciences-Po de tisser des liens précieux avec leurs collègues de l’hexagone sur des projets précis. Elle contribue ainsi non seulement à un élargissement des coopérations intellectuelles mais elle conforte également l’indépendance d’esprit de ceux qui bénéficient d’un statut protecteur, un point particulièrement important lorsque la recherche porte sur des thèmes sensibles et peut heurter les logiques de la raison d'État.

3- Le fonds exceptionnel de la bibliothèque

Le fonds d’ouvrages, de revues et de documentation sur papier ou en ligne qui existe à la bibliothèque est d’une qualité exceptionnelle. Si les étudiants américains sont souvent habitués à des conditions d’utilisation encore plus favorables que celles que nous connaissons, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit là d’un capital unique dont il faut se réjouir qu’il soit géré avec des moyens adaptés. Cette bibliothèque remplit en outre une mission de service public qui s’adresse aux étudiants de toutes les universités françaises.

4- Les moyens financiers

Sciences-Po dispose de ressources financières qui ne souffrent pas la comparaison avec celles des universités françaises de droit commun. Cette situation privilégiée impose une responsabilité spéciale dans l’usage de ces fonds, surtout quand ils proviennent de dotations publiques ou de droits imposés aux étudiants. On se demandera par exemple si c’est vraiment au moyen de rémunérations exceptionnelles que l’on attirera les meilleurs spécialistes du monde, à la fois les plus exigeants intellectuellement et les plus dévoués à leurs étudiants ?

II. Regarder en face des faiblesses considérables : une université sans universitaires ?

Il n’est pas d’université digne de ce nom sans un corps académique suffisamment étoffé, et suffisamment influent sur les décisions à caractère scientifique et pédagogique. La qualité des enseignements dispensés, la cohérence intellectuelle des filières, l’image de solidité scientifique d’un établissement en dépendent étroitement. De ce point de vue, l’ambition de constituer Sciences-Po en université de renom international souffre de graves handicaps. Le problème ne concerne pas tant le domaine de la recherche où la situation peut être considérée comme relativement satisfaisante, que les filières d’enseignements de premier, deuxième et troisième cycle.

1- Le petit nombre d’universitaires permanents

À Sciences-Po il existe seulement 52 enseignant-chercheurs permanents (professeurs et maîtres de conférences des universités) répartis en cinq disciplines, et 150 chercheurs titulaires qui, d’ailleurs, n’enseignent pas tous. Ce qui signifie que la masse des enseignements dispensés est assurée par près de 3000 « maîtres de conférences » issus des entreprises, des administrations publiques, et, aussi, d’autres établissements d’enseignement supérieur. Sans doute s’y ajoute-t-il des professeurs associés de rang universitaire, dont la collaboration est précieuse. Mais ils ne sont pas là à titre principal et, de ce fait, leur disponibilité est plus limitée.

D’une façon générale, la collaboration d’enseignants issus du monde de l’entreprise et de l’administration est précieuse pour ouvrir les universités sur le monde, et transmettre des connaissances fondées sur une expérience professionnelle. Sciences-Po n’a pas négligé cette exigence, et cela parce que, depuis l’origine, il constitue une grande école à caractère professionnel. Mais une véritable université est davantage que cela. Sa mission principale est de transmettre les savoirs fondamentaux (méthodologies et modèles) propres à chaque discipline présente en son sein ; elle est aussi de proposer à des étudiants choisis une mise à jour permanente sur les recherches de pointe et les innovations théoriques qui caractérisent l’actualité scientifique. Ces objectifs supposent un corps d’enseignants (universitaires et chercheurs) qui soient capables d’animer des séminaires approfondis en IIe et IIIe cycle (et pas seulement d’assurer des cours de Ier cycle ou des séminaires d’initiation professionnelle).

L’ambition proclamée de sortir Sciences-Po de son modèle traditionnel pour en faire une université de niveau comparable à la London School, à Columbia ou à Princeton, est-elle concrétisable dans le cadre actuel ? La réponse est douteuse. Pour garantir une formation initiale de haut niveau en premier cycle, puis une formation approfondie dans les filières spécialisées de second et troisième cycle, et cela dans cinq disciplines scientifiques (droit, économie, histoire, science politique, sociologie), pour assurer enfin les directions de thèses, il faudrait mobiliser un bien plus grand nombre d’universitaires et de chercheurs qualifiés. Il suffit de comparer le nombre des professeurs de droit dans une faculté universitaire à celui des professeurs titulaires en poste à Sciences-Po. De même une comparaison terme à terme avec les grandes universités américaines pour le nombre d’universitaires en sociologie, en économie, en histoire ou en science politique, nous classe-t-elle dans les petits établissements. Le recrutement envisagé de stars internationales, à l’aide de rémunérations avantageuses, n’est probablement pas la panacée. Si ce procédé peut paraître favorable à l’image de Sciences-Po, il devrait surtout être évalué à l’aune des bénéfices scientifiques réels qu’en retireraient les étudiants et doctorants. De ce point de vue, des doutes sont permis.

2- Le corps académique hors jeu

Ce point est encore plus préoccupant que la faiblesse numérique des effectifs. Sans doute, les instances de représentation sont-elles nombreuses ; trop assurément ! Aux instances légales se surajoutent de nombreuses instances informelles aux compétences enchevêtrées qui opacifient les processus de décision. Elles présentent toutes un point commun : celui de faire la part la plus large aux membres nommés directement par l’administration, ou indirectement désignés par le truchement des membres de droit. Par ailleurs, si les consultations individuelles ou les désignations de responsables universitaires aux compétences d’ailleurs indécises, se sont multipliées, le résultat le plus clair a été d’achever d’atomiser le corps académique en tant que collectivité (universitas). L’un des responsables actuels de Sciences-Po ne déclarait-il pas publiquement l’étonnement qui fut le sien lorsqu’il prit ses fonctions : « Mais où est la communauté académique ? » En effet, il n’y a jamais de débat collectif sur des problèmes de fond car les instances qui le permettraient n’existent pas. Ce devraient être les « départements disciplinaires » dotés d’authentiques pouvoirs de décision avec un chef de département choisi par ses pairs. En la matière, il n’existe pour l’heure que des approximations ou des faux-semblants. Or, dans les universités qui nous servent de référence internationale, c’est à ce niveau, ni trop large ni trop étroit, que s’épanouissent les débats fructueux sur les stratégies pédagogiques et scientifiques à mettre en œuvre. (Sur tous ces points, voir notre contribution n°2). Les enseignants-chercheurs (comme les chercheurs qui enseignent), pris collectivement, n’ont jamais eu à délibérer sur les nombreuses réformes des filières de premier, deuxième ou troisième cycles ni sur l’École doctorale. De même n’ont-ils toujours pas leur mot à dire sur les attributions de cours, la définition de leur contenu ou de leur périmètre, notamment dans les filières de premier cycle. Ceci explique beaucoup de déconvenues actuelles, qui se traduisent aujourd’hui par des mécontentements étudiants dus aux chevauchements de thèmes de cours et même à l’insuffisante qualité de certains enseignements.

III. Sciences-Po dans une contradiction

1- École professionnelle ou université ?

L’originalité traditionnelle de Sciences-Po tient à son projet de former des élites éclairées, pourvues d’une solide culture générale et ouvertes aux évolutions du monde. « L’honnête homme » est son modèle, en quelque sorte, - l’expression devant désormais s’entendre au féminin comme au masculin.

2- Former les cadres de la Nation, du secteur public et privé

La notoriété et le prestige de Sciences-Po dans le paysage français sont historiquement fondés sur sa qualité de pépinière des cadres supérieurs de la Nation. Les succès des élèves au concours d’entrée à l’ENA ont permis de constituer un réseau serré d’anciens élèves qui occupent de hautes fonctions dans l’administration mais aussi dans de nombreux postes de responsabilité publique et privée. Il est compréhensible qu’ils demeurent attachés à l’image d’une École qui a facilité initialement leur carrière et qu’ils se révèlent éventuellement sourcilleux à l’égard d’une remise en cause.

La Direction de Sciences-Po s’est montrée soucieuse d’élargir les missions de l’établissement pour prendre en compte l’évolution de la société : repli du rôle de l'État, régression du secteur public où les énarques trouvaient un champ d’activités à leur mesure, européanisation et mondialisation. Si la préparation aux concours administratifs demeure un terrain d’excellence de Sciences-Po, c’est vers le monde de l’entreprise que la Direction a développé beaucoup d’initiatives depuis une quinzaine d’années. D’où le fameux débat qui a agité les esprits pendant un certain temps : Sciences-Po est-il une Business School ? Un terrain sur lequel la concurrence est rude en France avec l’ESSEC, HEC, l’ESCP-EAP, l’EM-Lyon, l’EDHEC, etc.

3- Gérer une université avec les méthodes d’une école professionnelle ?

Les succès de Sciences-Po en tant qu’école professionnelle jettent paradoxalement une ombre sur l’avenir de Sciences-Po comme établissement d’enseignement supérieur et de recherche visant un rang international de premier plan. Le management actuel de l’institution s’oppose, de fait, à la formation d’une véritable université.

Une école professionnelle peut se vivre comme une entreprise, avec du personnel salarié mobilisé au service d’objectifs définis par sa direction. Une université, c’est un corps académique autonome, définissant lui-même ses objectifs scientifiques au sein desquels la part de la recherche fondamentale et de l’enseignement théorique demeure valorisée.

Une école professionnelle a besoin d’entretenir les liens les plus étroits avec le monde de l’entreprise ; elle est soumise à l’exigence de réactivité, voire de rentabilité. Sans négliger cette dimension, une université a besoin de conserver une certaine distance avec les attentes immédiates de la vie professionnelle. Sa mission est de produire et transmettre des savoirs fondamentaux, ce qui exige du temps et du silence, l’indépendance d’esprit de ses serviteurs, et même une certaine gratuité dans les investissements intellectuels (enseignement et recherche).

Une école professionnelle a quelque raison de croire au marketing et aux effets d’image. Elle sait le poids des marques dans le monde des affaires. Une université idéale ne fonde pas sa réputation sur des produits intellectuels tapageurs ; elle a peu à gagner dans les débats superficiels du paysage mondain. Ses valeurs les plus sûres, ce sont des étudiants conscients d’avoir acquis une formation fondamentale solide, des chercheurs et des enseignants-chercheurs qui ont balisé de nouveaux espaces de connaissances et qui en déchiffrent d’autres, à l’abri de l’agitation de la ville.

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Il est sans doute possible de concilier de façon originale les deux vocations de Sciences-Po, de façon à faire émerger le neuf sans détruire l’acquis. Mais il est clair aujourd’hui que les conditions ne sont pas réunies pour l’émergence d’une authentique « université d’excellence » et qu’il serait dangereux de se laisser prendre soi-même au jeu des apparences.